-       Que se passe-t-il ? s'alarma la Mixilzin, son poignard à la main. À qui parlais-tu ?

-       À un abruti d'Immortel !

 

En colère, le renégat se mit à marcher le long du mur dans lequel était percé le balcon.

 

-    Que t'a-t-il dit pour te mettre dans un état pareil ?

 

Onyx s'arrêta net et fit apparaître une amphore de vin dans sa main. Il en ingurgita la moitié et s'essuya la bouche. Napashni saisit alors la main libre du dieu-loup et l'emmena s'asseoir sur le lit.

 

-    Vous auriez pu m'attendre! s'exclama Ayarcoutec en arrivant à son tour dans la pièce.

 

En voyant son compagnon redresser le dos et prendre une profonde inspiration, Napashni comprit qu'il ne désirait pas parler devant la petite.

 

-    Sois gentille et continue d'explorer l'étage avec Cherrval, d'accord ? ordonna gentiment la mère.

 

- Mais.

-    Allez, monte sur mon dos, petite fleur, fit l'homme-lion en se remettant à quatre pattes. Il faut que tu aies choisi une chambre avant la tombée de la nuit, sinon tu dormiras dans le couloir.

 

Dès que sa fille fut suffisamment loin pour ne plus l'entendre, Napashni demanda à Onyx de lui raconter ce qui venait de se passer. Celui-ci termina le vin, puis lui relata sa conversation avec Tayaress.

-       Tu as arraché un dieu à son repos éternel pour le faire entrer dans le ventre de ta femme ? s'horrifia la prêtresse.

-       Si tu connaissais le lien qui m'unissait à mon fils, tu ne ferais pas cette tête-là. J'ai passé ma vie à le pleurer.

-       Je suis désolée, Onyx. Je n'ai jamais perdu d'enfant. Je ne sais pas ce que tu ressens.

-       J'ignorais qu'il était un dieu...

-       Comment aurait-il pu en être autrement, puisque tu en es un toi-même ?

-       Je ne sais plus qui je suis ni pourquoi tout ce que je fais tourne au désastre...

 

Napashni se faufila dans ses bras et le serra doucement.

 

-    Tout le monde fait des erreurs un jour ou l'autre, mais je ne qualifierais pas tes entreprises de désastres. Ton but est louable. Ce sont tes méthodes qui laissent parfois à désirer.

Au lieu de s'emporter, Onyx se mit à rire.

-       Tu es la seule personne qui peut me tenir ce langage sans que je sois tenté de lui tordre le cou, avoua-t-il.

-       C'est parce qu'au lieu de t'attarder aux mots qui sortent de ma bouche, tu te préoccupes plutôt des émotions qui s'échappent de mon cœur.

-       Poétique, en plus...

 

Ils s'embrassèrent pendant un long moment.

-       Tayaress a dit que Nemeroff s'était enfui, se rappela Onyx en mettant fin à ce court épisode romantique.

-       Serais-tu en mesure de le retrouver?

-       S'il a décidé de se cacher dans notre monde, oui, sans doute. Mais s'il erre quelque part dans celui des dieux, il me faudra de l'aide, car je suis incapable d'y pénétrer.

 

Onyx songeait à la femme-louve qui lui avait permis de libérer son âme du sortilège de Nomar.

-       J'ai trouvé ! hurla Ayarcoutec au loin.

-       Un souci de moins, constata Napashni.

-       Maintenant, il me faut des serviteurs ! poursuivit l'enfant.

-       Les prisonniers de guerre ne font pas de bons séides, indiqua la prêtresse.

-       Il nous faut des gens loyaux qui n'essaieront pas de nous planter un couteau dans le dos à la première occasion, décida Onyx.

-       Personne n'acceptera de son plein gré de s'isoler ici, lui fit remarquer Napashni.

 

Son amant se perdit dans ses pensées.

-       Des gens heureux, sans malice, dont le seul désir est de plaire...

-       Je ne crois pas que de telles personnes existent, Onyx.

-       Les Hokous...

-       Je ne connais pas ce peuple.

-       Ils vivent sur un continent isolé, de l'autre côté de l'océan. Ils reconnaissent déjà ma suprématie.

-       Où est Hardjan ? demanda Ayarcoutec en revenant dans la chambre royale.

-       Est-ce qu'il n'y a que des questions qui sortent de ta bouche, petite fille ? la taquina Onyx.

-       C'est parce qu'on ne me dit rien !

-       J'ai renvoyé mon cheval ailé à Émeraude, où il peut brouter à sa guise. Comme tu as pu le voir toi-même en arrivant ici, ce n'est pas l'endroit idéal pour un herbivore.

-       Oui, tu as raison.

-       Que diriez-vous de nous préparer un festin, tandis que je pense à la façon de nous procurer des serviteurs ? suggéra Onyx.

-       Avec plaisir! s'exclama joyeusement l'enfant.

 

Napashni arracha un dernier baiser à son amant. Elle prit sa fille par la main et l'entraîna à l'extérieur de la pièce.

-    Pas encore l'escalier... gémit Ayarcoutec.

-    Tu auras les jambes musclées d'ici quelques mois. Onyx déposa l'amphore sur le plancher et se dématérialisa.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

4

 

 

 

UNE PRINCESSE TOURMENTÉE

Zone de Texte:

 

 

 

 

ssise sur son lit, les yeux tournés vers l'étroite fenêtre de sa chambre d'Aabit, Cornéliane songeait à son avenir. La bataille remportée par Idriss avait été célébrée dans toute la ville, malgré les tremblements de terre de plus en plus fréquents qui secouaient le pays. Le coup à la tête que la jeune fille avait reçu durant les combats lui avait rendu sa mémoire. Elle n'était pas une esclave, mais une princesse. Elle aurait dû s'en réjouir, mais depuis qu'elle avait repris connaissance, elle était de plus en plus tourmentée.

 

Pendant qu'Idriss et sa femme dormaient, Cornéliane avait consulté la carte d'Enlilkisar que son protecteur gardait précieusement au fond d'une armoire. Elle l'avait déroulée et examinée à la lueur d'une petite lampe. Le pays des Madidjins se situait à l'extrême est du continent. Puisqu'elle ne maîtrisait pas la magie comme son père, il lui était impossible de franchir l'énorme distance qui la séparait d'Émeraude autrement que sur ses deux jambes. « Ou mes quatre pattes », se rappela-t-elle. Sous sa forme féline, elle pourrait sans doute couvrir plus de terrain en moins de temps. C'était tout de même une entreprise fort dangereuse.

Les volcans étant visibles de très loin, Cornéliane pourrait facilement s'orienter. Une fois transformée en guépard, il lui serait toutefois impossible de transporter avec elle des vivres ou de l'eau. Il lui faudrait assurer sa subsistance par ses propres moyens durant tout le périple. Or, contrairement à ses frères, elle n'avait jamais appris à chasser. De toute façon, elle n'aurait jamais fait de mal à un animal. La végétation d'Enlilkisar différait également de celle à laquelle elle était habituée. Comment saurait-elle ce qu'elle pouvait manger et ce qui était empoisonné ?

 

Il était hors de question qu'elle se serve de ses facultés télépathiques pour appeler son père, car elle n'avait pas appris à communiquer avec une seule personne à la fois. Toute transmission de pensée de sa part serait perçue non seulement par les Chevaliers d'Émeraude, mais vraisemblablement aussi par Solis et même Azcatchi !

 

Afin de récompenser le fidèle Idriss, le Prince Fouad était en train d'aménager une aile de son palais pour sa femme et lui. Cornéliane n'avait aucune envie de se rapprocher de cet homme qui achetait des femmes comme d'autres marchandaient des chevaux. Tout ce qu'elle désirait, c'était de retourner chez elle et de poursuivre ses études afin de devenir reine, un jour. Elle filerait donc en douce, au moment où personne ne la surveillerait.

 

Mais il y avait aussi Rami... Avant de recouvrer la mémoire, Cornéliane avait éprouvé une admiration sans borne pour le jeune homme. Il était fier, malgré son statut de prisonnier. Sans jamais se plaindre, il avait appris à se battre, à encaisser les coups, à obéir sans rechigner. Mais il n'était qu'un esclave...

Cornéliane ne savait plus ce qu'elle ressentait pour lui. Malgré l'étroite amitié qui les liait, elle ne pouvait pas courir le risque de lui parler de son plan d'évasion. Rami ne tenterait pas de la dissuader de rentrer chez elle, mais il insisterait sans doute pour l'accompagner dans sa fuite.

 

Cornéliane s'allongea sur la douce couverture et songea à Solis. C'était lui qui avait organisé sa captivité chez les Madidjins afin de la protéger d'Azcatchi. Maintenant qu'elle se souvenait de tout, elle commençait à douter de la sincérité du dieu-jaguar. Tout comme elle, il se métamorphosait en gros chat tacheté, mais cela suffisait-il à établir entre eux un lien de parenté? Solis lui avait-il menti uniquement pour l'arracher à Onyx ? Les dieux étaient capables de tout. « Comment réagira-t-il si je prends le large ? » se demanda la princesse.

 

Afin de pouvoir mettre son plan à exécution, Cornéliane n'avait rien dit à Idriss sur le soudain retour de ses souvenirs. Elle faisait bien attention de conserver le comportement qu'elle avait appris lorsqu'elle était Bahia. Elle avait donc aidé Madiha à ranger toutes leurs affaires dans des coffres avec la plus grande docilité.

 

Lorsque leurs quartiers furent enfin prêts au palais, les serviteurs du prince chargèrent les larges boîtes en bois ouvré d'Idriss sur leurs dromadaires. Les habitants d'Aabit se massèrent de chaque côté de la rue et lancèrent des pétales de rose sur leur passage. Idriss était un héros. Marchant entre sa femme et lui, Cornéliane observa les visages réjouis des Madidjins. «A Émeraude, on écrirait une chanson sur ses exploits», songea la jeune fille.

Ils furent reçus en grande pompe par la cour entière du prince. Avant de les laisser s'installer dans leur nouvelle demeure, les serviteurs emmenèrent le couple et leur protégée sous un dais turquoise qui brillait au soleil. Fouad prononça un discours d'éloges à l'égard de celui qui l'avait sauvé et déclara qu'il était l'une des personnes les plus importantes d'Aabit. «Pourtant, Idriss n'est même pas Madidjin», se rappela Cornéliane. À l'instar des mercenaires que le nouveau héros entraînait, il n'était qu'un esclave capturé lorsqu'il était enfant. La jeune fille avait d'ailleurs repéré Ellada, le pays natal d'Idriss, sur sa carte. Tout comme elle, il se trouvait bien loin de chez lui.

 

Cornéliane accepta la boisson froide qu'un serviteur lui tendait et but le nectar de fruits à petites gorgées tandis qu'elle cherchait discrètement Rami des yeux parmi la foule. Elle demeura impassible lorsqu'elle l'aperçut enfin, en compagnie de jeunes combattants de leur groupe. «Il est inquiet», remarqua-t-elle. Pourtant, elle ne lui avait pas parlé de son désir de rentrer à Enkidiev. En fait, la seule chose qui lui avait importé, au moment où elle avait repris connaissance, avait été de reprendre son équilibre. Rami se doutait-il de quelque chose ?

 

Docilement, Cornéliane suivit ses protecteurs dans les riches appartements que le prince avait meublés à leur intention. La chambre de la guerrière était plus grande que celle qu'elle avait occupée dans la maison d'Idriss, mais son unique fenêtre était percée près du plafond et était protégée par une corniche à l'extérieur. Cornéliane ne pourrait plus contempler les étoiles, la nuit. «C'est un signe incontestable que je dois m'enfuir», comprit-elle. «Je finirai par étouffer dans cette cage dorée.»

Elle aida Madiha à sortir leurs effets des coffres et à les disposer selon les désirs de cette dernière, même si elle bouillait d'impatience. Elle se rappela alors les sages conseils de son père: «Si tu en as l'occasion, étudie bien ton environnement avant d'agir. Mais si c'est impossible, fonce.»

 

La première nuit, quand tout le monde fut endormi, sur la pointe des pieds, la captive alla s'assurer que la porte de sa chambre n'était pas verrouillée de l'extérieur. Encouragée de ne pas la trouver entravée, elle traversa le salon jonché de coussins multicolores et fit la même vérification sur la porte qui s'ouvrait sur le couloir. Satisfaite de s'être rendue jusque-là, elle attendit au lendemain pour pousser son enquête plus loin. Le deuxième soir, elle aperçut les gardes armés qui surveillaient les deux seules issues du palais. Le plan d'évasion de la jeune fille venait de se compliquer considérablement. « Je vais devoir m'enfuir en plein jour», décida-t-elle.

 

Afin de laisser à ses soldats le temps de soigner les blessures subies durant les combats contre l'armée du Prince Nedal, Idriss les laissa se reposer. Confinée à l'intérieur, Cornéliane ne rêvait plus que du jour où les entraînements reprendraient enfin. Elle participait aux activités de Madiha en surveillant constamment la porte, où elle désirait voir apparaître Idriss. Le mercenaire ne se décida à remettre ses élèves au travail que deux semaines plus tard. Cornéliane abandonna volontiers ses travaux de tapisserie et ses leçons d'oud et le suivit jusqu'au vaste enclos de sable où il enseignait le maniement des armes.

 

- Je croyais ne plus jamais te revoir, murmura Rami en se postant près de Cornéliane.

-       Si tu penses qu'un petit coup sur la tête va m'empêcher de me battre, tu te trompes.

-       C'est à ta mémoire que je faisais référence.

-       Je sais qui je suis, mais rien de plus.

 

Les exercices d'échauffement rappelèrent à la princesse ceux que lui faisait exécuter son père, jadis, lorsqu'il n'était pas alité par le poison. Sa résolution de partir devint encore plus grande. Redoublant d'ardeur, Cornéliane ne vit pas le temps passer. Le soleil devenant insupportable vers l'heure du midi, les disciples d'Idriss se rassemblèrent sous l'abri de bois et burent de l'eau en grande quantité. C'est ce moment-là que la princesse choisit pour s'éloigner des garçons afin de cueillir des dattes sauvages.

 

-    Laisse-moi t'aider, lui offrit Rami en lui montrant la vasque de bronze qu'il avait apportée.

 

Elle déposa les petits fruits dans le récipient.

-       Tu n'es plus la même depuis que tu as été blessée à la tête.

-       Probablement parce que je consacre toute mon énergie à me rappeler mon passé.

-       Je te connais trop bien pour croire ça.

-       Es-tu en train de me traiter de menteuse ?

-    De petite cachottière, plutôt.

 

Cornéliane se tourna vivement vers lui, les poings sur les hanches.

-       Écoute-moi bien, Rami d'Aabit. J'ai été emmenée ici contre mon gré et quelque part, j'ai une famille qui me cherche en se faisant du mauvais sang.

-       Mais c'est le cas de tous ceux qui font partie de l'armée d'Idriss.

-       Sauf que moi, je commence à me souvenir de la mienne.

-       Comment sais-tu que ce n'est pas la même chose pour moi?

-       Tu sais qui sont tes parents ? C'est ça ton grand secret ?

-       J'ai passé toute ma vie à me répéter leurs noms dans ma tête pendant qu'on tentait de faire de moi un esclave. J'ai rapidement compris pourquoi je devais me taire à leur sujet. Mais pour ma propre sécurité, je n'en ai jamais parlé, même à Idriss.

-       Qu'attends-tu pour retourner chez toi, alors? le mit au défi la jeune fille.

-       Je ne sais pas où habite ma famille, mais je suis certain que je l'apprendrai un jour. Tout finit par se savoir. Il ne faut pas oublier non plus que les esclaves qui tentent de s'enfuir sont poursuivis par les chiens de leur maître et prestement mis à mort lorsqu'on les retrouve.

 

Rami crut voir frémir son amie.

-       Ça ne se passe pas ainsi chez toi ? demanda-t-il pour la faire parler.

-       Il n'y a pas d'esclaves dans mon pays.

-       Tu es donc originaire d'un autre monde, parce qu'à Enlilkisar, tous les peuples possèdent des ilotes.

-       Mes souvenirs sont encore confus, mais je sais que les hommes sont tous libres, là d'où je viens.

 

Il était important que Rami soit convaincu que la mémoire de son amie n'était pas complètement revenue, au cas où le prince en viendrait à le torturer pour savoir de quel côté sa future concubine avait pris la fuite.

 

Cornéliane jeta brusquement les dernières dattes dans la vasque et tourna les talons pour se diriger vers les toilettes, un petit bâtiment en retrait du palais. Par respect, lorsque la jeune fille y allait, les garçons ne s'en approchaient pas. Cornéliane comprit que c'était le moment de fuir.

 

Elle s'assura que personne ne la surveillait et saisit son pendentif invisible entre son pouce et son index, adoptant instantanément sa forme féline. De peur d'être repérée par les soldats d'Aabit tandis qu'elle était immobile, elle s'élança en direction des volcans, filant comme le vent sur le sable chaud.

Même s'ils avaient voulu la rattraper, à pied, sur un cheval ou sur un dromadaire, les Madidjins n'y seraient pas parvenus. Aucun autre animal sur le continent ne pouvait rivaliser de vitesse avec un guépard.

 

Puisque la forêt ne lui permettrait pas de se déplacer aussi rapidement que le désert, Cornéliane poursuivit sa course en terrain découvert, en gardant les arbres à sa gauche. Son frère Atlance lui avait parlé des Scorpenas, ces affreuses bêtes qui ressemblaient à des insectes et qui chassaient en meute. Elle n'avait aucune envie d'en rencontrer durant son périple.

 

Dotée d'une incroyable endurance, la princesse ne ralentit son allure que lorsque le soleil se mit à disparaître derrière la cime des volcans. Idriss lui avait souvent répété que les bêtes dangereuses ne chassaient que la nuit dans le désert. Il lui fallait trouver un abri sûr. Elle se résolut donc à entrer dans la futaie, tous ses sens en alerte. Pour en avoir fait l'essai lors de ses promenades avec Solis, Cornéliane savait que ses griffes n'étaient pas rétractables. Elles ne lui permettaient pas de grimper aux arbres comme pouvaient le faire les autres grands chats. Heureusement, lorsqu'elle était petite, Lazuli lui avait montré comment escalader les saules qui entouraient l'étang du Château d'Émeraude.

 

Elle capta une odeur de fumée et la suivit. Son père lui avait enseigné que si elle devait se retrouver un jour en mauvaise posture dans la forêt, elle n'avait qu'à allumer un feu, car les animaux sauvages le craignaient. En prenant bien garde à ne pas faire craquer les branches sous ses pattes, elle se rapprocha de plus en plus de ce qui semblait être un campement. Entre les fougères, elle aperçut un groupe de braconniers qui faisaient rôtir leur gibier en discutant de leurs activités illégales sur les terres d'un prince Madidjin.

 

Cornéliane reprit sa forme humaine et se hissa souplement sur une haute branche pour mieux les voir. Ils étaient trois et ne semblaient pas utiliser de chiens ou de faucons. Ils ne se déplaçaient pas à cheval non plus. L'odeur de la viande fit gronder l'estomac de la princesse, qui n'avait rien mangé depuis le matin. Swan lui ayant expliqué ce qu'une bande de criminels pouvaient faire à une belle jeune fille, elle demeura toutefois sur son perchoir jusqu'à ce qu'ils aient terminé leur repas et qu'ils se soient enroulés dans leurs couvertures. Les nuits étaient froides dans ce pays, mais elle savait qu'elle pourrait se tenir au chaud sous sa forme féline.

 

Lorsque des ronflements montèrent du campement, la guerrière descendit prudemment sur le sol et s'approcha des braises. Les hommes avaient laissé une portion raisonnable de venaison sur la broche qu'ils avaient retirée du feu. Cornéliane marcha entre les dormeurs et s'empara de son butin.

 

- Qui va là? grommela un des chasseurs.

 

La jeune fille se changea en guépard, attrapa la viande entre ses dents et fonça dans la forêt aussi vite que pouvaient la porter ses pattes. Elle couvrit une grande distance avant de s'arrêter au pied d'un immense acacia. Sous sa forme humaine, elle grimpa aussi haut qu'elle le put en gardant sa prise coincée sous son menton et reprit son souffle avant de s'attaquer à ce festin. «Une princesse n'est pas censée voler de la nourriture, mais elle n'est pas obligée de se laisser mourir non plus», songea-t-elle en savourant chaque bouchée de son repas.

Elle dormit ensuite jusqu'au matin, gratta ce qui restait sur les os de ce gibier qu'elle ne pouvait même pas identifier, puis regarda au loin. Les volcans s'élevaient à l'ouest, à des centaines de kilomètres de sa position. Elle ne savait pas encore très bien comment elle arriverait à traverser cette large chaîne de montagnes enneigées, mais elle refusa de se décourager.

 

Elle rappela à son esprit la carte d'Idriss. Le delta de la baie des Araignées se trouvait quelque part devant elle. Elle savait nager, mais ce delta se divisait en deux bras beaucoup plus larges que le troisième, qui séparait Aabit des terres de Fouad. Seraient-ils plus profonds? Plus tumultueux? «Je n'ai pas le choix, je dois les traverser», se résolut-elle. Il lui faudrait ensuite s'aventurer dans une autre forêt avant d'atteindre le pays des Djanmus, dont elle ne savait rien.

 

Cornéliane regretta une fois encore que son père ne lui ait pas appris à former un vortex, mais comment l'aurait-il pu? Il avait été malade pendant la majeure partie de la vie de la jeune fille et avait surtout consacré son énergie à rester en vie. Jamais elle n'avait eu autant besoin de lui. Il aurait été si facile pour elle de l'appeler grâce à ses facultés télépathiques. Elle ne doutait pas une seconde qu'Onyx se serait précipité à son secours, mais pouvait-elle courir le risque qu'un dieu le devance ?

 

«Je vais me débrouiller», décida-t-elle.

 

A condition de ne pas être retardée par des tempêtes, des prédateurs ou des chasseurs, elle ne remettrait pas les pieds chez elle avant des mois. Elle ferma les yeux, joignit ses mains sur son cœur et pria Dressad, le dieu des Émériens, de la protéger. Elle sauta ensuite sur le sol et reprit son apparence de guépard, puisque ses sens étaient beaucoup plus aiguisés lorsqu'elle était sous cette forme. Elle flaira le vent, fit un tour sur elle-même en scrutant la forêt, puis piqua vers l'ouest. Elle ignorait comment elle réagirait devant une menace inattendue. Sans doute son instinct de survie prendrait-il le dessus afin de la sortir de tout mauvais pas.

 

Atlance prétendait que les Scorpenas ne traquaient leurs proies en plein jour que lorsqu'ils étaient affamés. Cornéliane espéra qu'ils avaient suffisamment mangé durant la nuit pour la laisser tranquille. Son odorat l'informa que la rivière n'était plus très loin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

5

 

 

 

ERREUR DE JEUNESSE

 

 

 

 

Avec la bénédiction de sa mère, Marek suivit son père dans son vortex jusqu'à Shola. Heureusement, Lassa avait déjà accompagné Kira au début de leur mariage dans ce pays dévasté par les dragons de l'Empereur Noir, sinon, il aurait été forcé de réapparaître au pied de la falaise, chez les Elfes, et de faire le reste du trajet à pied. Toutefois, lors de son dernier passage dans la région, il n'avait vu que de la neige à perte de vue. En sortant du maelström avec son fils, Lassa fut ravi d'apercevoir le château à demi-construit de sa belle-sœur à moins d'un kilomètre devant lui.

-       Il fait froid, ici, gémit Marek en resserrant sa cape de fourrure sur sa poitrine.

-       Maman t'avait prévenu, se contenta de répondre Lassa en poussant l'enfant devant lui.

 

-    Vous n'auriez pas pu choisir un pire châtiment.

 

-    Depuis quand est-ce une punition de rendre visite à de la parenté ?

 

-    Il n'y a que de la neige, ici !

- Pas dans le palais.

-       Comment le sais-tu, puisque tu n'y as jamais mis les pieds ?

-       Je le sais parce que moi, je porte attention quand les autres parlent. Ta tante Myrialuna est venue nous voir à Émeraude plusieurs fois et elle nous a raconté ce qui se passait chez elle.

-       Je suppose que tu vas aussi sévir contre moi parce que je n'ai pas écouté ce qu'elle disait?

-       Seulement si tu deviens impoli.

-       Vous ne faites aucun effort pour me comprendre.

-       Maman et moi pensons exactement la même chose de toi.

 

Ils arrivèrent devant les grandes portes. Lassa frappa de grands coups pour s'assurer qu'on l'entende.

-       Je suis congelé, se plaignit le garçon. Je t'en supplie, entrons.

-       Les gens bien élevés attendent qu'on leur réponde, Marek.

 

Étant donné que la famille de Myrialuna vivait sous le château, plusieurs minutes s'écoulèrent avant que la femme aux cheveux roses finisse par leur ouvrir.

-    Quelle belle surprise ! s'exclama-t-elle. Marek fonça à l'intérieur.

-       Je te prie d'excuser son manque de manières, soupira Lassa.

-       Il n'y a pas de mal. Les enfants de cet âge sont tous égocentriques.

 

Elle saisit son beau-frère par le bras et le tira à l'intérieur afin de refermer la large porte. Marek était planté au milieu du vestibule et tournait sur lui-même en examinant les lieux.

-    Mais il n'y a absolument rien, ici ! s'exclama-t-il. Sa voix se répercuta sur les murs de verre.

 

-    Pour l'instant, répliqua Myrialuna. Tout ça changera bientôt. Venez vous réchauffer.

-    Où ça?

La châtelaine ouvrit la trappe menant à la crypte.

-    Vous vivez avec les morts ? s'horrifia Marek.

 

-    Oh non. Nous les avons tous déplacés dans une autre salle.

 

-    Beurk!

D'un seul regard, Lassa persuada son fils de suivre Myrialuna dans les profondeurs de son logis sans ajouter un mot. La chaleur eut aussitôt raison de la mauvaise humeur du garçon. Il courut jusqu'à l'âtre et s'agenouilla devant les flammes.

-       Es-tu bien certaine de vouloir le garder pendant toute une saison ? chuchota Lassa à sa belle-sœur.

-       Au point où j'en suis, un de plus ou de moins ne fera aucune différence. Fais-moi confiance. Je sais comment venir à bout des petits caprices des enfants.

-       Qu'est-ce qu'on fait dans un pays semblable? demanda Marek.

-       Habituellement, durant la belle saison, comme maintenant, nous rassemblons des provisions pour la saison glaciale.

 

-    Parce qu'il peut faire plus froid encore le reste de l'année ?

 

-    Suffisamment pour nous empêcher de sortir pendant plusieurs longues semaines. En ce moment, nous sommes en train de terminer la construction du château, et lorsque l'étage des chambres sera enfin terminé, nous déménagerons tous les meubles là-haut. Aimerais-tu nous donner un coup de main, Marek?

 

-    Je n'ai jamais rien construit de toute ma vie.

 

-    En effet, il a plutôt l'habitude de tout casser, confirma Lassa.

Marek lui décocha un regard noir.

-       Dinath et Dylan sont venus nous aider, car ça fait des années que nous peinons sur cette entreprise, expliqua Myrialuna.

-       Où sont-ils? s'enquit Lassa.

-       Dans l'atelier, en train de façonner de nouveaux blocs, car nous n'en avions pas suffisamment pour ériger les murs jusqu'au futur toit. Quand tu t'en sentiras capable, Marek, je te montrerai comment ils procèdent.

 

L'enfant rejeta sa cape derrière lui, sur le sol.

 

-    Je suis prêt !

 

Lassa réprima un sourire amusé. Il suivit Myrialuna, persuadé qu'elle lui renverrait son fils bien avant la fin de la saison chaude, et se réjouit de revoir le couple de bâtisseurs. Dylan cessa son travail dès qu'il aperçut son beau-frère et vint lui serrer les bras à la manière des Chevaliers.

-       Je suis content de te revoir, Lassa.

-       Jamais autant que moi, Dylan. Lorsque vous aurez achevé votre travail à Shola, faites un saut à Émeraude avant de vous attaquer à un autre projet de construction.

-       Oui, ça me plairait beaucoup.

 

Dinath étreignit également Lassa avec bonheur.

-       Es-tu ici pour nous aider? s'enquit-elle.

-       Il n'y a rien que j'aimerais autant, mais il est préférable que je ne laisse pas Kira seule avec les enfants trop longtemps. Je suis surtout venu conduire Marek pour des vacances bien méritées.

 

L'enfant ne fit que tourner les yeux vers son père, mais garda le silence.

-       À partir de quel matériau produisez-vous les blocs? demanda Lassa, curieux.

-       Un peu de poudre et une formule magique, répondit Dylan.

-       De la poudre de quoi ?

-       C'est bien là le mystère, avoua Myrialuna. Nous en avons découvert des coffres pleins dans une des salles à l'ouest. Dans l'un d'eux se trouvait un vieux grimoire ouvert à la page de l'incantation qui transforme la poudre en matière solide. Abnar et moi pensons que c'est ainsi que le château original a été construit.

-       Pourtant, lorsque Wellan en parlait, jadis, il racontait qu'il était sculpté dans la glace, se rappela Lassa.

-       Il est vrai que ces grosses briques, une fois assemblées, peuvent tromper même un œil averti, fit remarquer Dinath.

Lassa s'approcha du nouveau lot de blocs transparents que les magiciens étaient en train de façonner. Ils présentaient en effet des caractéristiques semblables à celles de l'eau gelée.

 

-    J'imagine que le feu allumé par les Tanieths au début de leur invasion à Shola les a fait fondre si facilement que Wellan, qui fut mon maître, n'a pas observé que c'était du verre.

 

Lassa se tourna alors vers Abnar, qui continuait de travailler comme s'il était seul dans l'atelier. Curieux, l'Émérien s'approcha pour voir comment il s'y prenait. Du bout des doigts, l'ex-Immortel recueillit une pincée de poudre blanche, qu'il saupoudra sur la table devant lui. Il referma ensuite soigneusement le coffre d'où il avait extrait la substance pulvérisée, sans doute pour éviter que la formule magique ne la transforme d'un seul coup en million de blocs ! Abnar prononça alors quelques mots dans une langue mélodieuse que Lassa n'avait jamais entendue.

 

Les flocons immaculés se mirent alors à tourbillonner en s'élevant à une soixantaine de centimètres au-dessus de l'établi, prenant de plus en plus d'expansion. Une petite explosion acheva la transmutation. Un éclair bleuâtre força les magiciens à fermer les yeux un instant. Lorsque Lassa les ouvrit, un bloc de verre rectangulaire avait remplacé la poudre.

 

-    C'est incroyable, s'émerveilla-t-il.

 

-    Nous avons pensé exactement la même chose les premières fois, admit Myrialuna, mais le processus fait désormais partie de notre quotidien.

-       Est-ce que je peux essayer? implora Marek.

-       Il faudra d'abord que tu arrives à prononcer la formule, ce que nous t'enseignerons plus tard, promit Dylan.

 

Lassa jeta un regard dubitatif à son beau-frère, mais retint le commentaire qui lui était spontanément venu à l'esprit.

-       Nous étions sur le point de nous arrêter pour aller manger, annonça Dinath. Je suis affamée !

-       Moi aussi, renchérit Marek.

-       Partageras-tu notre repas, Lassa? le convia Myrialuna.

-       J'ai promis à Kira de ne pas être longtemps parti.

-       Ça ne prendra qu'une heure, pas plus.

-       Dis oui, papa ! le supplia Marek.

-       Nous avons de la nourriture on ne peut plus fraîche, le tenta Myrialuna.

-       Bon... d'accord.

 

Ravie, la maîtresse de maison tourna les talons afin d'aller mettre la table. Dinath et Dylan se lavèrent les mains dans le grand lavabo de l'atelier, tandis qu'Abnar continuait de façonner des blocs, indifférent à ce qui se passait autour de lui.

-    Il viendra nous rejoindre lorsqu'il en aura envie, expliqua Dinath à leurs invités.

 

Elle les conduisit à travers le dédale de grandes pièces jusqu'à la salle à manger.

-       J'ignorais que le sous-sol d'un palais pouvait être aussi vaste, s'étonna Lassa.

-       Les anciens Sholiens ont sans doute cherché à se protéger du froid de cette façon, car les veines volcaniques le réchauffent... enfin, le réchauffaient. Ces derniers jours, les planchers ont commencé à devenir glaciaux.

-       C'est peut-être relié aux fréquents tremblements de terre, ajouta Dylan.

-       Vous ne connaissez donc pas la véritable raison de ce refroidissement? s'étonna Lassa.

-       Nous pensions qu'il s'agissait d'un phénomène naturel, affirma Dinath.

 

Lassa leur raconta donc ce qu'il avait appris sur le sort de Lycaon.

-       Vous êtes des Immortels et vous ne saviez pas ça ? ironisa Marek.

-       Nous avons demandé aux dieux de nous permettre de vivre ici en tant qu'êtres humains et ils ont exaucé notre vœu, expliqua Dylan. Ils nous ont laissé nos pouvoirs, mais ils ont mis fin à leurs communications avec nous.

-       Moi, à votre place, je n'aurais jamais demandé une chose pareille ! s'exclama le garçon.

-       Marek, il est important de respecter les choix des autres, lui rappela Lassa.

-       Mais si Lycaon est mort, comme vous le soupçonnez, se troubla Dinath, ne sommes-nous pas en danger de disparaître ?

-       Vous n'avez aucune raison de vous alarmer, les apaisa aussitôt Dylan. J'ai vécu suffisamment longtemps dans le monde des Ghariyals pour savoir qu'ils ne resteront pas passifs. Ils nous sauveront.

 

-       Pourront-ils aussi rallumer les volcans ? s'enquit Marek.

-       Rien ne leur est impossible.

 

Lassa quitta Shola peu de temps après que Myrialuna lui eut une fois de plus promis de garder l'œil sur son fils turbulent, tandis que Marek lorgnait ses cousines du coin de l'œil. Maintenant qu'il avait douze ans, il ne les voyait plus de la même façon.

 

Dinath et Dylan allèrent se coucher afin de recommencer à travailler très tôt le lendemain, et les six filles filèrent dans le couloir. Marek suivit sa tante jusqu'à sa nouvelle chambre et s'étonna en apercevant les flammes qui dansaient dans l'âtre.

-       J'ai mon propre feu ! s'égaya-1-il.

-       En plus, il est magique. Tu n'auras pas besoin d'y jeter des bûches durant la nuit. Allez, au lit, maintenant. Nous nous levons de bonne heure dans cette maison.

-       Comment faites-vous pour savoir si c'est le matin ou le soir, puisque vous vivez sous terre ?

-       Notre corps nous le dit. Si tu as besoin de quoi que ce soit, je dors tout au bout du corridor.

-       Ça devrait aller. Merci, tante Myrialuna.

-       C'est tout naturel d'aider un membre de la famille.

 

La châtelaine quitta la pièce en refermant la porte derrière elle. Marek examina sa chambre, trois fois plus grande que celle qu'il occupait chez ses parents. C'était cependant la première fois qu'il couchait dans une crypte... En se glissant sous les draps, le garçon se demanda si elle était hantée par les âmes des anciens rois de Shola.

 

Au matin, après un copieux repas en compagnie de ses cousines, Marek suivit les anciens Immortels jusqu'à l'atelier. Dylan tenta de lui apprendre la formule magique qui permettait de changer la poudre en verre, mais le garçon n'arriva tout simplement pas à la prononcer correctement. Puisqu'il risquait de subir des blessures graves en se trompant d'une seule syllabe, Dylan décida de l'exclure du processus.

-    Viens plutôt te promener avec nous autour du château, lui offrit Larissa.

 

Les sourires enjôleurs des six filles firent fondre la réticence de Marek, qui détestait pourtant le froid.

-       Je vais aller chercher ma cape, annonça-t-il.

-       Pour quoi faire ? s'étonna Lavra.

 

-    Maman nous a dit que tu pouvais te métamorphoser tout comme nous, ajouta Lidia.

-       Je ne suis pas censé le faire sans bonne raison.

-       C'est comme tu veux, fit Léia en haussant les épaules.

-       Ce sera ta faute si tu as les pieds gelés, l'avertit Ludmila.

-       Bon... vous gagnez, obtempéra le garçon.

 

Les jeunes se rassemblèrent dans le vestibule et se changèrent un à un en félin, sauf Larissa qui avait pour tâche d'ouvrir la porte.

 

-    Tu es magnifique ! s'émerveilla Léonilla en examinant le pelage blanc et noir duveteux de son cousin.

 

-    Et vous êtes toutes pareilles ! répliqua Marek, étonné.

-    Évidemment, puisque nous sommes des sœurs, expliqua Larissa en laissant sortir tout le monde dans la neige.

 

Elle referma la porte et se transforma elle aussi en eyra. Les six filles s'élancèrent sur la neige, mais Marek, plus lourd qu'elles, s'y enfonçait les pattes à tous les trois pas. Incapable de suivre ses cousines, il se mit à gronder avec mécontentement.

-       Que se passe-t-il, Marek? lança Lidia en se retournant.

-       Je n'arrive pas à avancer! N'y a-t-il pas un terrain dépourvu de neige ?

-       Malheureusement, non. On finit par s'y habituer, tu sais.

 

Marek fit un autre essai, avec les mêmes résultats. «Quel était donc ce sort que maman a déjà utilisé pour liquéfier de la glace quand elle était petite?» se demanda-t-il. Il fit de gros efforts pour se rappeler les mots exacts et les prononça en traçant mentalement devant lui une petite route qui lui permettrait de suivre les eyras sur la terre ferme. Avec satisfaction, il vit enfin la substance gelée fondre sous ses pattes. Toutefois, son plaisir fut de courte durée. Au lieu de lui ouvrir un chemin, la glace se changea de plus en plus rapidement en eau autour de lui. Lorsqu'elle atteignit ses coudes, il commença à paniquer.

 

-    A l'aide ! cria-t-il.

 

Les filles de Myrialuna revinrent aussitôt vers lui en courant, mais s'arrêtèrent brusquement lorsque la neige disparut sous leurs pattes.

-       Surtout ne reprend pas ta forme humaine ! lui conseilla Lidia. Tu mourrais en quelques secondes !

-       Mais je risque de me noyer ! rétorqua Marek en agitant les pattes pour garder la tête au-dessus de l'eau.

 

Autour des jeunes félins se forma un grand étang qui devint rapidement un lac. Terrifiés, les eyras et le petit léopard essayèrent de nager en direction de la porte du château, mais furent entraînés vers le sud par le courant qui se formait.

 

-    Accrochez-vous aux rochers ! ordonna Larissa. Sinon, nous serons emportés jusqu'à la falaise !

 

Les Elfes ne remarquèrent pas tout de suite que la chute en provenance des hauts plateaux, qui alimentait la rivière Mardall, s'élargissait à vue d'œil. Ce furent les clans qui vivaient dans les forêts les plus rapprochées de Shola qui constatèrent avec étonnement qu'ils marchaient dans l'eau au beau milieu de leur village. Le niveau de celle-ci se mit alors à s'élever, inondant les huttes et forçant leurs occupants à grimper dans les arbres. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'ils tournèrent enfin leur regard vers la paroi rocheuse. Elle s'était transformée en cascade géante ! Utilisant la transmission de pensées, les habitants des bois avertirent leurs semblables du danger, leur enjoignant de se mettre à l'abri avant que la vague déferlante les atteigne.

 

Le Roi Cameron avait décidé de vivre dans le village de son grand-père, non loin de la frontière du Royaume des Fées. Il lui était impossible de vérifier les inquiétudes de ses sujets du nord, mais il choisit de ne pas ignorer leurs avertissements. Les Elfes étaient des créatures agiles qui pouvaient escalader un arbre en quelques secondes, mais la Reine Danitza était humaine. Cameron fonça immédiatement vers son logis et trouva sa femme debout devant le feu, tandis que les Elfes s'éparpillaient dans la forêt. Ne possédant aucune faculté télépathique, la pauvre femme n'avait évidemment pas entendu le cri d'alarme des habitants du Nord. Cameron saisit la main de Danitza et l'entraîna vers un grand chêne.

-       Mais pourquoi tout le monde est-il effrayé ? le questionna la reine en le suivant de son mieux, empêtrée dans ses longues jupes.

-       Les glaciers sont en train de fondre ! Nous serons inondés d'ici quelques minutes !

-       Dans ce cas, nous ne pourrons pas y échapper, même en courant, Cameron.

-       Je vais te mettre à l'abri et voir ce que je peux faire pour contrer cette catastrophe.

-       Mais tu n'as pas hérité de tous les pouvoirs de ton grand-père.

-       Je sais.

 

Danitza poussa un cri de surprise quand elle sentit le sol se dérober sous ses pieds. S'il n'était pas aussi puissant que ses ancêtres Elfes, Cameron possédait toutefois les facultés magiques de son père, le Chevalier Nogait. Utilisant celle de la lévitation, il hissa sa femme jusqu'à la plus haute branche de l'arbre centenaire.

-       Mais qu'est-ce que tu fais ? s'alarma Danitza.

-       Ne bouge pas de là avant mon retour.

 

Elle n'eut pas le temps de lui faire remarquer que même si elle l'avait voulu, jamais elle ne serait parvenue à descendre jusqu'au sol. «Mais que vais-je faire si l'eau monte jusqu'à moi ? » se demanda-t-elle. Elle vit Cameron avancer dans l'eau jusqu'aux genoux en direction de l'affluent où il échouait ses pirogues, puis regarda aux alentours. Tout comme elle, les Elfes s'étaient réfugiés dans les hauteurs.

 

Le jeune roi traversa finalement la clairière et atteignit son embarcation favorite juste à temps. Il s'accrocha solidement aux rebords de la barque, qui fut brusquement emportée par une lame déferlante. Cameron avait appris à voguer debout dans sa pirogue sur les flots tranquilles des rivières d'Enkidiev, mais la violence du torrent l'obligea à rester assis pour ne pas être balancé par-dessus bord. Il s'empara de l'aviron en voyant se rapprocher l'orée de la forêt. Avec beaucoup d'adresse, il pagaya entre les grands arbres. Incapable de freiner sa course, il comprit qu'il se dirigeait tout droit vers le Royaume des Fées.

 

Les longues minutes que dura son combat contre le courant vidèrent rapidement Cameron de ses forces. Il était sur le point de se laisser retomber sur le dos dans l'embarcation lorsqu'il vit au loin le fleuve glacé se diviser en deux devant un homme qui brillait de mille feux.

 

«Tilly », constata Cameron avec soulagement.

Au risque de se rompre tous les os, le Roi des Elfes sauta de la barque et s'agrippa solidement à l'un des arbres en cristal que protégeait Tilly.

 

-    Pas chez les humains ! cria Cameron. Dans l'océan !

 

Le Roi des Fées ramena son bras droit vers l'ouest. Aussitôt, les flots déchaînés se dirigèrent du même côté. Cameron sauta de tronc en tronc pour se rapprocher de son pair.

 

-    Pourquoi n'êtes-vous pas en train de faire la même chose chez les Elfes ? s'étonna Tilly.

 

Svelte et délicat, cet homme ailé aux longs cheveux transparents et aux yeux dorés dégageait néanmoins une incroyable énergie. Tout comme la plupart des Fées, il portait une tunique bleue composée d'une multitude de voiles superposés.

 

-    Je ne suis Elfe qu'à demi, répondit Cameron sans pour autant s'en sentir diminué.

 

-    Le Roi Hamil est-il mort ?

 

-    Bien sûr que non. Mon grand-père est toujours vivant et bien portant.

 

-    Alors, pourquoi n'est-il pas intervenu?

 

-    Il vit désormais sur le bord de l'océan, où il construit un vaisseau capable de le transporter à la grande île des Anciens.

Cameron écarquilla les yeux avec frayeur à l'idée que le vieil homme ait pu être emporté par les flots en provenance de Shola.

-       Votre imprévoyance est pardonnable, car vous régnez sur les vôtres depuis bien peu de temps, concéda Tilly en plantant ses yeux dorés dans ceux du nouveau souverain des Elfes.

-       Je partirai à la recherche du Roi Hamil dès que cette inondation sera contenue. Les habitants du Royaume de Diamant sont-ils en danger ?

-       S'ils ne se sont pas réfugiés dans les hauteurs, je crains fort qu'ils n'aient été balayés par le passage du torrent. Je suis arrivé à contenir l'eau qui traversait nos terres, mais je ne peux rien faire pour celle qui déferle en ce moment de l'autre côté de la rivière Mardall. Puisque ce continent perd de l'altitude du nord au sud, elle cherchera à gagner le Désert.

-       Mais des milliers de personnes seront touchées par ce désastre...

-       Je perçois en effet une grande détresse dans les Royaumes de Diamant, d'Opale, d'Émeraude et d'Argent. La montagne de Cristal empêchera toutefois le débordement d'atteindre les Jadois.

 

Tilly décrivait une terrible tragédie et pourtant, son visage demeurait tout à fait impassible.

-       Le soudain réchauffement des terres glacées de Shola est-il en rapport avec le refroidissement des volcans? le questionna Cameron.

-       À mon avis, les deux phénomènes ne sont pas reliés.

-       Quelqu'un sur ce continent pourrait-il stopper ce fléau ?

-       Les Sholiens, sans doute, à condition que, depuis leur monde souterrain, ils se rendent compte de ce qui se passe à l'extérieur.

-       Je dois les prévenir.

-       Je ne mets nullement en doute vos talents de batelier, mais aurez-vous la force requise pour remonter le courant jusqu'à la falaise?

-       Votre magie est mille fois plus grande que la mienne, Majesté.

-       Il n'est pas question que j'abandonne mes sujets.

 

Le jeune homme se rappela que les Elfes avaient eu jadis la même attitude lorsque Shola avait été attaquée par l'Empereur Noir. «A qui devrais-je m'adresser?» songea-t-il.

 

-    Si vous connaissez un maître-magicien, c'est le moment de faire appel à lui, suggéra Tilly.

 

- Kira.

-    Voilà justement une autre pirogue, lui indiqua le Roi des Fées.

 

Cameron la saisit au passage. En se laissant entraîner vers le levant, il pourrait certainement atteindre Émeraude avant qu'il ne soit trop tard.

 

 * * *

 

En raison de l'inclinaison du terrain, l'eau glacée poursuivit irrémédiablement sa route vers le sud, arrachant les pierres et la terre et déracinant les arbres sur son passage. Inconscient du danger qui le guettait, Hadrian était assis devant l'âtre à l'étage supérieur de sa tour, parcourant un vieux livre qu'il avait emprunté à la bibliothèque d'Émeraude, tandis que mijotait le ragoût qu'il dégusterait dans quelques minutes. Le martèlement des sabots de sa jument dans l'escalier lui fit relever les sourcils.

 

La dernière fois que Staya était montée dans son logis, c'était pour lui reprocher son manque d'attention à son égard. Pourtant, depuis qu'il était revenu sur ses terres, Hadrian n'avait cessé de lui prodiguer des marques d'affection. Il déposa le livre et se retourna juste à temps pour voir arriver l'animal blanc sur le palier, les yeux effarouchés.

-    Mais de quoi as-tu peur comme ça? s'étonna Hadrian. L'eau en furie frappa si violemment la tour qu'elle l'ébranla.

 

-    Mais ce n'est qu'un autre tremblement de terre, Staya. Je t'ai déjà expliqué ce que c'était.

Le cheval-dragon se mit à glapir avec affolement. Ses cris étaient si stridents que son maître dut se boucher les oreilles.

 

-    Je t'en prie, calme-toi. Tu vas me rendre sourd !

 

Staya s'approcha d'Hadrian et le poussa vers la fenêtre de la tour.

 

-    D'accord, je vais regarder, obtempéra l'érudit.

 

Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir que la rivière Mardall s'était transformée en un immense lac boueux. Il rebroussa chemin et voulut descendre au premier, mais l'eau commençait à monter dans les marches. S'il ne réagissait pas rapidement, l'homme et la bête emprisonnés dans la tour risquaient d'être noyés. Hadrian grimpa sur le dos de la jument et créa son vortex en se demandant ce qu'Onyx avait encore fait.

 

Ignorant jusqu'où s'étendait l'inondation, l'ancien roi jugea plus sûr de se rendre directement à Émeraude. Il se matérialisa donc sur la route de terre qui menait à l'entrée du château et vit arriver l'énorme vague en provenance du nord. Il enfonça les talons dans les flancs de Staya et se précipita à l'intérieur de la forteresse juste au moment où les gardes épouvantés remontaient le pont-levis. Les murs protégeraient-ils les habitants du palais? Hadrian sauta à terre et grimpa sur la passerelle pour évaluer la situation.

 

-    Connais-tu la cause de ce déferlement? lui demanda alors Santo qui accourait.

-       Pas encore, mais je peux déjà te dire que l'eau n'est pas aussi profonde ici qu'au Royaume d'Argent. On dirait qu'elle a perdu de la force en cours de route...

-       Wellan prétend que c'est la mort de Lycaon qui est en train de jeter ce monde dans le chaos.

-       Laissons les dieux régler leurs problèmes et préoccupons-nous plutôt des nôtres.

 

Hadrian laissa son esprit remonter le fil de l'eau jusqu'à la falaise de Shola.

-       Les glaces du Nord sont en train de fondre, murmura-t-il, étonné.

-       Dans ce cas, j'ai du mal à faire le lien entre le refroidissement des volcans et le réchauffement de ces terres, avoua Santo.

-       Nos connaissances de la géologie de notre propre continent sont rudimentaires, je le crains.

-       Que pouvons-nous faire pour empêcher le pire ?

-       Dévier cette eau pour qu'elle ne ravage pas les champs cultivés, mais où la diriger pour qu'elle ne fasse aucune victime ?

-       Vers le ciel ! s'exclama le guérisseur.

Chevaliers, où que vous soyez, aidez-moi! les pria-t-il. Unissez vos forces et soulevez cette eau qui traverse Enkidiev afin qu'elle ne fasse aucun dommage!

 

Hadrian vit alors le nouveau fleuve s'élever comme une bête qui redresse la tête. Tous les soldats magiques avaient instantanément cessé leurs activités pour répondre à la prière de leur frère guérisseur.

 

* * *

 

A Shola, les adultes mirent un moment à s'apercevoir du drame qui se jouait à l'extérieur du château. Ce ne fut que lorsque Myrialuna ouvrit la trappe afin de laisser passer les blocs de verre qu'elle remarqua que de l'eau s'infiltrait sous la porte d'entrée. Elle se dirigea innocemment vers le gros anneau, afin de le tirer vers elle.

 

-    Non ! s'écria Dinath.

 

Les briques transparentes qui la suivaient magiquement s'immobilisèrent en vol tandis qu'elle saisissait sa belle-sœur par la taille pour arrêter son geste.

 

-    Si tu ouvres cette porte, tout le souterrain sera inondé !

 

-    Mais c'est insensé ! s'étonna Myrialuna. Il n'y a que de la neige, dehors !

 

Dinath saisit sa main et l'entraîna dans l'escalier qui menait à l'étage non complété du palais. Les deux femmes coururent jusqu'à l'une des ébauches de fenêtres et constatèrent que le château se trouvait maintenant au milieu de l'océan.

 

-    Abnar ! hurla Myrialuna.

 

Son mari apparut aussitôt auprès d'elle, en compagnie de Dylan.

-       Mais d'où vient toute cette eau ? s'étonna Abnar.

-       Où sont les enfants? paniqua Myrialuna.

 

Les adultes utilisèrent immédiatement leurs sens magiques pour les repérer.

-       Ils sont accrochés à des rochers, découvrit Dylan.

-       Tous ? s'alarma la châtelaine.

-       J'en compte sept, affirma Abnar.

 

Myrialuna se mit à grimper sur le bord de la fenêtre afin d'aller secourir les petits. Son mari la ramena aussitôt sur le sol.

-       As-tu envie de mourir toi aussi? s'effraya-t-il.

-       Si je peux sauver nos filles et notre neveu, alors, oui !

 

-    Je vous en prie, calmez-vous, intervint Dylan. Nous possédons tous des facultés magiques.

Un cri assourdissant se répercuta sur les murs à moitié érigés.

-       Qu'est-ce que c'était? s'alarma Myrialuna.

-       Un dragon, répondit Abnar.

-       Surtout, ne l'attaquez pas, recommanda Dylan.

 

L'énorme animal rouge comme le feu plongea vers la forteresse et déposa sur son plancher brillant les deux eyras qu'il tenait dans ses pattes.

 

-    Je vais chercher les autres, lança Nartrach, assis à la base du cou de la bête.

 

Nacarat battit vigoureusement des ailes en reprenant de l'altitude. Myrialuna se précipita sur les pauvres félins trempés et gelés jusqu'aux os. En grelottant, ils se transformèrent en jeunes filles, mais la mère savait déjà qu'il s'agissait de Lidia et de Léia. Elle les enveloppa dans sa cape de fourrure et leur fit descendre l'escalier qui menait à l'intérieur.

 

Nartrach ramena tous les enfants au palais, puis laissa son dragon se reposer dans la plus grande des pièces inachevées. Il suivit ensuite Dylan, qui conduisait Marek dans la crypte. Les filles étaient déjà entassées devant l'âtre. Myrialuna et Dinath leur avaient enlevé leur robe mouillée et les avaient emmitouflées jusqu'aux oreilles dans de chaudes couvertures. Sans délai, Dylan traita Marek de la même façon.

-       Mais que faisais-tu au-dessus de Shola ? demanda Dylan à Nartrach.

-       J'exerçais Nacarat.

 

Avant que le dompteur de dragons puisse ouvrir la bouche pour leur décrire la destruction qu'il avait observée sur la côte ouest du continent, Myrialuna se jeta dans ses bras et le serra à lui couper le souffle.

-       Vous avez sauvé mes enfants, pleura-t-elle de joie.

-       C'était tout naturel, assura Nartrach. Je ne pouvais pas laisser ces petits dans une position aussi précaire.

-       J'ai désormais une dette envers vous.

-       Absolument pas. J'ai fait ce que n'importe quel père aurait fait pour son enfant. Les vôtres se cramponnaient de leur mieux et hurlaient à l'aide. Au lieu de leur apprendre à se changer en chats, vous auriez dû leur enseigner à se transformer en dragons des mers.

-       Demandez-moi n'importe quoi et je vous l'accorde, poursuivit Myrialuna sans capter le ton moqueur de Nartrach.

-       D'accord... Gardez-les auprès de vous jusqu'à ce que je découvre l'origine de ce phénomène et je me sentirai récompensé.

-       Je pense que c'est moi qui ai provoqué l'inondation, murmura Marek, penaud.

Les adultes se tournèrent vers l'enfant. Leur visage exprimait à la fois l'étonnement et la réprobation.

-       Comment un petit garçon comme toi aurait-il pu faire fondre toute la neige de Shola? le taquina Nartrach.

-       À l'aide d'un sort...

 

Dylan s'accroupit devant son neveu pour le regarder droit dans les yeux.

-       Pour réussir un tel enchantement, il faut maîtriser la langue des Anciens, Marek. Or je t'ai entendu prononcer l'incantation des blocs de verre et ce n'était pas très convaincant.

-       Elle est plus difficile parce qu'elle est longue. C'est maman qui m'a parlé de celle qui peut faire fondre la glace même très épaisse. Ce sont juste deux mots qu'elle a utilisés autrefois pour réchauffer le Chevalier Wellan quand il s'est égaré au Royaume des Ombres.

-       Ce pourrait aussi être une coïncidence, continua Dylan. Tu as peut-être jeté ce sort en même temps qu'un sorcier prononçait le sien.

-       Un sorcier? s'effrayèrent les filles.

-       Ou un dieu malveillant, comme Azcatchi, ajouta Myrialuna, tout aussi troublée que les petites.

-       Non, c'était moi, affirma Marek. La neige a d'abord fondu sous mes pattes, puis tout autour de moi.

Les adultes se consultèrent silencieusement.

 

-    Je dois partir, annonça Nartrach en reculant vers 1 ' escalier. J'ai d'autres gens à sauver des eaux.

 

Il se retourna et grimpa prestement les marches pour échapper à cette discussion familiale.

-       Il va falloir informer Kira de ce qui s'est passé, indiqua Dylan.

-       Il est préférable que ce soit toi qui lui apprennes la nouvelle, fit remarquer Dinath. Vas-y pendant que nous empêchons l'eau de pénétrer jusqu'ici.

-       Que fait-on de Marek? s'enquit Abnar.

-       Tuez-moi tout de suite, sanglota le jeune coupable.

-       Pour une erreur de jeunesse? tenta de le consoler Myrialuna.

-       Nous n'aimions pas la neige de toute façon, ajouta Larissa.

-       Je ne serai pas parti longtemps, chuchota Dylan à son épouse.

 

Il l'embrassa sur les lèvres et disparut. Dinath s'empressa de grimper au rez-de-chaussée pour aller colmater la porte principale du château.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

6

 

 

 

 

À LA DÉFENSE DE MAREK

 

*Il a fait quoi? s'étrangla Kira, incrédule.

 

Dylan avait trouvé sa sœur aînée dans la grande cour du Château d'Émeraude, en train de rassurer les paysans qui avaient réussi à gagner la forteresse avant que leurs terres soient inondées. En leur offrant des boissons chaudes, Kira leur promettait que la Reine Swan leur rembourserait toutes leurs pertes.

 

-    Je ne crois pas que Marek soit entièrement responsable de cette catastrophe, affirma Dylan. A mon avis, il a dû prononcer l'incantation au moment même où se produisait un phénomène naturel ou une action néfaste accomplie par une entité malfaisante.

 

-    Quel est ce sort que mon étourdi de fils a utilisé ?

 

-    Je ne peux évidemment pas prononcer ces mots, au cas où ils auraient d'autres effets néfastes.

 

Alors Dylan s'agenouilla sur le sol et les traça dans le sable.

-       Où a-t-il obtenu cette formule ? s'étonna Kira, en effaçant aussitôt les lettres anciennes avec son pied.

-       Il prétend qu'elle vient de toi.

-       Elle m'a été enseignée par Abnar il y a des lustres !

-       Tu n'en as jamais parlé à Marek ?

-       Non... La seule personne à qui j'ai raconté cet épisode de ma vie, c'est Lassa.

 

Les oreilles pointues de Kira se rabattirent sur ses cheveux violets.

-       Il a écouté aux portes... gronda-t-elle comme un fauve. Je vais l'écorcher vivant !

-       Marek n'est qu'un enfant.

-       C'est une petite peste qui n'écoute aucun conseil et qui n'en fait qu'à sa tête. Quand Lassa apprendra ce qu'il a fait, il le mettra dans une cage pour le restant de ses jours.

 

Kira marcha d'un pas furieux vers le palais en faisant la sourde oreille aux supplications de son frère. Elle grimpa les marches et poussa durement les portes. Avant d'avoir pu faire un seul pas, elle heurta la poitrine du Prince Nemeroff.

 

-    C'est votre fils qui a causé toute cette misère parmi le peuple ? demanda-t-il sur un ton accusateur.

-       Nous n'en avons pas encore la preuve, mais ce n'est pas impossible.

-       Je vous somme de comparaître devant la reine immédiatement.

-       Comparaître?

 

Lassa descendait justement le grand escalier.

-       Kira, que se passe-t-il ? chercha-t-il à savoir en apercevant l'air désespéré de sa femme.

-       Vous êtes les parents du jeune malfaiteur, alors suivez-moi, leur ordonna Nemeroff.

 

Il se dirigea vers le hall du roi d'un pas qui rappelait celui d'Onyx.

-       Ne me dis pas que Marek a encore fait une bêtise? murmura Lassa en entraînant Kira à la suite du prince.

-       Apparemment, il est peut-être responsable de l'inondation.

 

Lassa ne fit aucun commentaire. Il se contenta de serrer les poings et de suivre Nemeroff. Ils entrèrent dans le grand hall.

 

La Reine Swan était assise sur le trône et frottait son ventre en observant les jeux du petit Jaspe installé sur une couette à ses pieds. Elle portait une magnifique robe en velours vert et ses cheveux bouclés retombaient sans entrave sur sa poitrine. La grossesse illuminait son visage.

-       L'heure est grave, Altesse, déclara Nemeroff en s'arrêtant à quelques pas de la couverture où jouait l'enfant.

-       Les servantes m'ont déjà parlé de l'eau qui descend du nord, le devança-t-elle.

 

Le prince contourna Jaspe et vint se poster debout à la droite du trône, cédant sa place à Kira et Lassa. Avec beaucoup de douceur, Nemeroff posa la main sur l'épaule de sa mère.

-       Je viens de découvrir la source de l'inondation, annonça-t-il.

-       À ce stade-ci, ce n'est qu'une hypothèse, se défendit Kira.

-       Je ne porte aucune accusation sans l'avoir vérifiée, mère, affirma Nemeroff.

-       Shola se trouve à des milliers de kilomètres d'ici, riposta Lassa. Êtes-vous en train de nous dire que vous avez eu le temps de vous y rendre et de revenir en quelques heures à peine ?

-       Il n'y a pas que les Chevaliers qui ont le pouvoir de s'informer sans se déplacer, sire Lassa. J'ai fait ma propre enquête et, tout comme Dylan, l'ancien serviteur des dieux, je suis en mesure d'affirmer que c'est le sort jeté par le jeune Marek qui vient de dévaster au moins six royaumes d'Enkidiev.

-       Comment dois-je réagir devant cette information, Nemeroff? demanda Swan, qui ne semblait pas alarmée outre mesure par cette perturbation.

-       Par un terrible châtiment pour le coupable, bien sûr.

-       Marek n'est qu'un enfant sans cervelle ! explosa Lassa. Nous l'avons envoyé à Shola où il ne pouvait pas faire de bêtises !

-       Des gens sont morts noyés à cause de lui.

-       Ce n'était certainement pas son intention lorsqu'il a utilisé ce sortilège, si c'est bien lui qui l'a fait !

 

Lassa était si déchaîné que Kira ne pouvait pas placer un seul mot.

 

-    Son crime ne peut pas rester impuni, les avertit Nemeroff.

 

Kira se demanda pourquoi Swan n'intervenait pas devant la véhémence de celui qui prétendait être son fils aîné. Elle avait des enfants, elle aussi. Elle savait qu'il leur arrivait de commettre des étourderies. D'ailleurs, rien ne prouvait, dans l'esprit de Kira, que son fils était coupable d'un tel ravage.

-       Si quelqu'un doit le châtier, ce seront ses parents, riposta violemment Lassa.

-       Vous êtes des sujets comme les autres, à Émeraude, lui rappela Nemeroff. Et le principal devoir de la reine est de protéger son peuple contre ses ennemis.

-    Mon fils de douze ans ne fait certainement pas partie de ces ennemis !

 

Le visage de Lassa était écarlate et Kira craignit que son cœur n'éclate dans sa poitrine. Voyant que Swan ne se secouait pas, le Chevalier irrité prit la main de sa femme et la conduisit vers la sortie.

-       Cet entretien n'est pas terminé, lâcha le prince.

-       Pour nous, il l'est ! trancha Lassa.

 

Kira le suivit de son mieux dans l'escalier qui menait à l'étage royal et referma la porte derrière elle.

-       En réalité, il n'a pas le droit de nous traiter ainsi, car Émeraude Ier a précisé dans son testament que... commença la Sholienne.

-       Rassemblez vos affaires ! lança son mari en direction des enfants qui l'observaient avec étonnement.

-       On s'en va en vacances ? demanda Maélys.

-       Si cet imposteur a l'intention de supplanter Swan, alors nous ne pouvons plus vivre ici, grommela le père.

-       Nous déménageons ? s'étonna Kira.

-       Avant longtemps, il s'en prendra à chacun d'entre nous, alors, oui, nous partons, poursuivit Lassa, furieux.

-       Maman? murmura Kaliska, inquiète.

-       Faites ce qu'il vous demande, confirma Kira.

-       Comment on rassemble des affaires ? s'enquit Kylian.

 

-    On met ses choses préférées dans une besace, répondit sa grande sœur. Je vais aller faire la mienne et je viendrai vous aider à remplir la vôtre.

 

Pendant que Kaliska et les jumeaux se hâtaient vers leur chambre, Lazuli, qui n'avait recommencé à vivre avec sa famille que depuis peu, jeta à sa mère un regard angoissé. «Il craint de ne pas être en sûreté ailleurs », comprit Kira. En effet, la pierre d'Abussos, que les Sholiens avaient incrustée dans le balcon des appartements du roi, empêchait Lycaon de revenir chercher ses oisillons.

 

-    Je te protégerai, affirma la mère. Allez, va te préparer.

 

Kira entra dans sa chambre et vit que Lassa empilait leurs effets dans un grand coffre.

-       Où nous emmènes-tu ? demanda-t-elle.

-       Chez mon frère, à Zénor.

-       Pas question !

-       Tu as peur qu'il te fasse un autre enfant ?

-    Si tu ne me disais pas ça sous le coup de la colère, je te giflerais, Lassa d'Émeraude.

 

Il s'immobilisa, honteux.

-       Pardonne-moi...

-       Avant de prendre une décision finale, allons d'abord réfléchir chez ma sœur, à Shola, suggéra Kira. Ce sera aussi l'occasion de mettre les choses au clair avec Marek.

 

Les joues rouge vif de Lassa indiquaient qu'il ne se contenait plus.

-       Si tu ne t'en sens pas capable, alors je lui parlerai pour nous deux, offrit Kira.

-       Aide-moi à transporter cette malle dans le salon.

 

Même si Kira avait toujours défendu aux enfants d'utiliser la magie dans leur logis, elle dut en venir à l'évidence que c'était la seule façon de vider les lieux en vitesse. Le Prince Nemeroff serait peut-être tenté d'ordonner à sa garde personnelle de les arrêter.

 

Kaliska avait déposé son grand sac au milieu de la pièce et Lazuli arrivait du couloir. Les jumeaux suivraient sous peu.

-       Où allons-nous ? chercha à savoir Lazuli.

-       À Shola, répondit Kira. Va donner un coup de main à ta sœur.

Il ne se fit pas prier.

-       Tu veux emporter la vaisselle ? se renseigna Lassa.

-       Non, se résigna la Sholienne. Il y en a suffisamment chez Myrialuna. Tu veux que je la prévienne de notre arrivée ?

-       Pas question. Je ne veux pas que Nemeroff sache où nous allons.

 

Dès que tous les enfants furent réunis au salon, Lassa leur demanda de mettre une main sur lui et l'autre sur leurs effets. En un clin d'œil, ils filèrent vers le nord dans le vortex du porteur de lumière. Pour éviter de blesser quelqu'un, Lassa fit réapparaître sa famille dans le vestibule, sachant fort bien que Myrialuna et sa bande de félins vivaient dans la crypte.

 

-    Il fait froid... gémit aussitôt Kylian.

 

Lassa ouvrit la trappe et fit descendre tout le monde. Toutefois, avant de les suivre dans le souterrain, il grimpa l'escalier qui menait au futur étage des chambres et alla jeter un œil à l'extérieur.

 

-    Par tous les dieux... siffla-t-il entre ses dents.

 

Il ne voyait que de l'eau à perte de vue. Lorsqu'il avait été l'Ecuyer de Wellan, celui-ci lui avait parlé de la géographie d'Enkidiev. Il prétendait que Shola avait autrefois été une terre habitable, mais que le climat avait radicalement changé pour une raison inconnue. La neige s'était mise à tomber presque toute l'année, chassant les animaux, qui avaient fini par se réfugier dans les basses terres. Selon Wellan, les Royaumes de Shola, des Esprits et des Ombres avaient depuis reçu des mètres de neige qui, d'une saison à l'autre, s'était changée en glace.

 

«C'est un océan entier qui se déverse vers le sud», évalua Lassa. Un enfant ne pouvait pas être responsable d'un phénomène d'une telle ampleur. «Il s'est certainement produit autre chose, mais comment nous en informer?»

 

-    Décourageant, n'est-ce pas ? fit Dylan en arrivant derrière Lassa.

 

-    Que pouvons-nous faire ?

 

-    Dinath et moi avons scellé toutes les fissures par lesquelles l'eau s'infiltrait dans le château.

 

-    Je faisais référence au continent.

 

-    Nous avons uni nos forces pour repousser l'inondation vers la mer du nord, mais il y a une limite à ce qu'elle peut absorber.

 

Ils entendirent alors l'ordre télépathique de Santo de soulever le torrent dans les airs.

 

-    N'en fais rien, ordonna Dylan à Lassa, le regard fixe. C'est à partir du Royaume d'Émeraude que cet effort conjoint doit être fourni.

 

- Réussiront-ils?

-    Lorsqu'ils travaillent ensemble, les Chevaliers peuvent accomplir des miracles.

 

Pendant que Lassa et Dylan se creusaient l'esprit pour enrayer le désastre, Kira avait résumé à sa sœur la situation précaire des siens.

-       Nous avons suffisamment d'espace pour vous tous, affirma Myrialuna, mais le prince a-t-il le pouvoir de vous traquer jusque chez moi ?

-       Il existe des conventions obligeant les souverains de chaque royaume à dénoncer les criminels qui se réfugient sur leurs terres et à les remettre aux autorités compétentes.

-       Je n'ai rien signé de tel.

-       C'est gentil de nous héberger jusqu'à ce que nous soyons en mesure de prendre une décision.

 

Kaliska était assise au milieu des filles de Myrialuna, qui n'arrêtaient pas de lui dire qu'elle était belle. Les jumeaux étaient collés contre les jambes de leur grande sœur et regardaient partout, incertains. Quant à lui, Lazuli était debout devant une armoire très ancienne dont la porte était en verre. A l'intérieur reposaient des bijoux qui avaient appartenu aux premiers monarques du pays.

-       Nous les avons trouvés dans les tombes, déclara Larissa en s'approchant de Lazuli.

-       Mais c'est horrible...

-       Pas du tout. Ce sont des vestiges de notre passé. II est plus facile de les admirer derrière une vitrine que dans un tombeau, tu ne trouves pas ?

-       À Émeraude, nous avons un musée dont c'est la principale fonction d'exposer de tels artefacts.

 

Lazuli n'avait jamais pu le visiter, mais il connaissait son existence. Sans doute les Chevaliers Ellie et Daiklan seraient-ils heureux d'apprendre qu'il existait des traces des premières dynasties de Shola.

 

Chevaliers, où que vous soyez, aidez-moi! fit alors la voix de Santo dans l'esprit de Kira. Unissez vos forces et soulevez cette eau qui traverse Enkidiev afin qu’ 'elle ne fasse aucun dommage !

-       Il est un peu tard pour nous, fit remarquer Myrialuna.

-       Tu as raison, concéda Kira. Ici, l'eau ne peut pas faire plus de dommages qu'elle n'en a déjà faits.

 

Constatant que ses enfants ne semblaient pas trop désorientés dans la demeure souterraine, elle voulut savoir où se trouvait Marek.

-       Il s'est enfermé dans sa chambre, lui apprit Myrialuna. Elle lui pointa le bon couloir.

-       Vas-y. Je surveille tes poussins.

Kira jeta un œil à sa marmaille puis s'aventura dans le corridor éclairé par une seule torche magique. Elle finit par découvrir son fils de douze ans assis sur son lit, le front appuyé contre le mur de pierre.

 

-    Est-ce que je peux au moins décider de la façon dont je serai mis à mort? murmura-1-il.

 

La mère prit place près de son garçon et lui caressa la nuque.

 

-    Je préférerais qu'on parle de ce que tu feras du reste de ta vie, dit-elle.

 

Marek se retourna et se blottit contre Kira.

-       Je ne savais pas ce qui allait se passer, sanglota-t-il. Je voulais juste arrêter de m'enfoncer dans la neige...